Les fourmis de feu évitent les rapports sexuels afin de protéger leurs gènes
La reproduction sexuelle peut conduire à des conflits majeurs entre sexes et au sein des génomes. Une nouvelle étude, publiée dans le numéro de juin de la revue Nature, rapporte un cas extrême de tels conflits chez la petite fourmi de feu Wasmannia auropunctata, considérée comme un insecte nuisible et invasif des habitats tropicaux. Une équipe de chercheurs de Belgique, France, Suisse, Japon et Nouvelle Calédonie a découvert chez cette fourmi un système de reproduction particulier et unique dans le règne animal: les reines et les mâles sont tous issus d'un système de reproduction clonal. Seules les ouvrières sont issues de la reproduction sexuée - normale - des reines et des mâles, mais ces ouvrières sont stériles. La reproduction sexuée est le principal moteur de la propagation des animaux et de nombreuses plantes. Toutefois, elle peut générer des conflits entre les sexes. Les caractéristiques qui améliorent le succès reproductif d'un sexe peuvent réduire celui de l'autre: les femelles asexuées, par exemple, n'ont pas besoin de produire des mâles pour assurer leur reproduction. Chez la plupart des fourmis, les femelles sont généralement issues de la reproduction sexuée, tandis que les mâles se développent à partir d'oeufs non fécondés. La reproduction clonale ou asexuée n'est pas l'apanage des petites fourmis de feu. Certaines espèces de lézards, par exemple, produisent une descendance femelle par clonage de femelles adultes. Toutefois, ce qui est unique chez cette fourmi, c'est que non seulement les femelles, mais également les mâles, sont issus d'un processus de clonage. Des analyses génétiques révèlent que, apparemment pour répondre à ce conflit entre sexes, les mâles se reproduisent par clonage. Le sperme de la fourmi mâle est capable de détruire l'ADN de la femelle dans l'oeuf fécondé, d'où naît alors une fourmi mâle qui est le clone de son père. Les reines des petites fourmis de feu produisent donc deux types d'oeufs: les uns contiennent tous les gènes maternels et se développent sans fécondation pour donner de futurs clones de la reine; les autres contiennent uniquement un ensemble de chromosomes et sont fécondés avec le sperme d'un mâle. De ce dernier groupe d'oeufs naissent, dans la plupart des cas, des ouvrières stériles. Cependant, certains des oeufs fécondés dont les gènes maternels sont détruits d'une manière ou d'une autre donnent naissance à des clones de fourmis mâles. La production clonale de mâles et de reines à partir d'individus du même sexe donne effectivement lieu à une séparation complète des bagages héréditaires mâle et femelle. Mâles et femelles disposant ainsi chacun d'un bagage héréditaire propre et indépendant, certains se demandent s'il ne conviendrait pas de classer techniquement chaque genre en une espèce distincte. "Dans la bataille évolutive qui oppose les sexes, les reines transmettent tous leurs gènes aux femelles reproductives, et les mâles contrecarrent les reines en éliminant le génome femelle durant la phase de développement sexuel de la progéniture", a déclaré Denis Fournier, de l'Université Libre de Bruxelles (ULB) (Belgique), chercheur en chef de l'étude. La stratégie de reproduction inhabituelle de la fourmi vient probablement de la volonté des reines de protéger leurs propres gènes par reproduction clonale, ne recourrant à la reproduction sexuée que pour produire des ouvrières. Une stratégie égoïste initiée par les femelles auxquelles les reines transmettent 100 pour cent de leur génome; les mâles ne sont pas essentiels à l'évolution de l'espèce - ils ne transmettent en effet leurs gènes qu'aux ouvrières stériles. Mais les fourmis de feu mâles ne semblent pas se résigner au rôle de simples spectateurs de l'évolution de leur espèce et ripostent en se reproduisant par clonage afin de transmettre leur propre lignée génétique. Le système biologique n'a conservé les mâles que pour la production d'ouvrières génétiquement diversifiées, ce qui, apparemment, a donné aux mâles le temps et les moyens d'élaborer une contre-attaque - convertir certaines des ouvrières en mâles. Les scientifiques avancent l'hypohèse selon laquelle la diversité génétique aide la colonie de fourmis à se défendre contre les parasites, et à s'adapter aux évolutions des conditions environmentales. "Du point de vue de l'évolution, cette découverte indique concrètement que la variabilité génétique est un atout majeur dans la reproduction sexuée et illustre l'extraordinaire imagination de la nature - ou des fourmis mâles - pour contrer cette stratégie femelle", explique M. Fournier. Alors que mâles et femelles restent liés par la production mutuelle d'ouvrières, le conflit entre sexes pourrait à terme aboutir à l'apparition d'une espèce distincte pour chaque sexe. Le système peut également aider les fourmis ouvrières à maintenir une diversité génétique aussi élevée que possible, leurs gènes provenant de deux bagages qui ne se mélangent pas d'une génération à l'autre.