Comment les vers des abysses colonisent les fonds marins
Les scientifiques ne disposent que de très peu d’informations sur le degré de variation du matériel génétique des espèces des abysses; même des traits écologiques de base, comme leur taux de croissance ou leur histoire de vie, demeurent encore mal compris. Ce manque de connaissances au sujet des schémas évolutifs dans les milieux abyssaux a entraîné l’émergence d’hypothèses contradictoires quant à l’origine et l’âge de la faune qui peuple le fond des océans. Le projet PRODEEP a pallié ce manque de connaissances en étudiant la diversité et la phylogénie des vers marins de la sous-famille des Hyalinoeciinae. L’objectif était de déterminer le rôle de la progenèse de ce groupe et de comprendre les facteurs qui leur ont permis de coloniser les fonds marins. La progenèse implique la rétention par un organisme adulte de traits juvéniles – voire larvaires – sous l’effet d’une accélération de la maturité sexuelle. Les Hyalinoeciinae sont un groupe monophylétique d’espèces relativement petit mais largement répandu. La Dre Nataliya Budaeva, chercheuse dans le cadre du projet PRODEEP, explique: «Les degrés variables de perte et de réduction des traits au sein de cette sous-famille ont permis aux scientifiques d’examiner l’expression des traits progénétiques probables en fonction de la profondeur des océans. Ainsi, ce groupe d’organismes a été utilisé comme taxon modèle des invertébrés marins en vue de répondre aux questions fondamentales liées aux voies de colonisation de la faune abyssale.» Pourquoi la taxonomie a de l’importance Les scientifiques du projet ont procédé à un examen minutieux de spécimens d’Hyalinoeciinae en provenance de plusieurs musées d’histoire naturelle en Europe, Australie et Amérique. Ils se sont plus particulièrement intéressés aux vers tubicoles, et leurs deux genres : les Hyalinoecia et les Leptoecia. «L’absence de connaissances taxonomiques et d’échantillons en quantités suffisantes constitue le principal obstacle aux études fondées sur la phylogénie consacrées à l’évolution de la faune abyssale. Il est dès lors essentiel de procéder à une révision taxonomique complète d’un groupe avant d’aborder les questions relatives à l’évolution», explique la Dre Nataliya Budaeva. Les scientifiques ont également déterminé la position phylogénétique des espèces d’Hyalinoeciinae en reconstruisant la première phylogénie complète de la famille des Onuphidae, sur la base de données moléculaires. «La révision taxonomique des vers tubicoles sur la base des traits morphologiques et des données de séquence de six gènes ont permis de découvrir cinq espèces nouvelles pour la science et de refaire une description de 20 espèces déjà connues», précise la Dre Budaeva. L’arbre phylogénique reconstruit a été utilisé pour cartographier les traits morphologiques qui interviennent dans l’alimentation et la locomotion, comme la parapodie (pieds) et les soies pour obtenir des données indépendantes concernant l’absence ou la perte de traits chez des espèces à l’origine progénétique présumée. Pourquoi la progenèse a évolué À la suite d’une révision taxonomique complète, la répartition verticale des espèces de vers tubicoles a été analysée. Les résultats ont montré une séparation claire dans leur répartition à des profondeurs d’environ 2 000 mètres. Les Hyalinoecia les plus grands et moins progénétiques peuplaient principalement les eaux peu profondes, alors que les Leptoecia progénétiques de plus petite taille et d’apparence plus juvénile étaient largement répandus dans les abysses. Une hypothèse a été avancée pour tenter d’expliquer les voies possiblement empruntées par les Hyalinoeciinae pour coloniser les fonds marins. D’après la Dre Budaeva: «L’apparence progénétique et la maturité sexuelle accélérée des Leptoecia des abysses pourraient être le résultat de leur adaptation à la saisonnalité de l’approvisionnement alimentaire dans l’environnement abyssal des hautes latitudes». La compréhension des relations phylogénétiques, de la diversité, de la morphologie et des traits d’histoire de vie chez les Hyalinoeciins apportera un éclairage nouveau sur la manière dont ce groupe s’est révélé si prospère. Ces informations renforceront également la compréhension et la compétitivité européennes dans ce domaine des études marines et resserreront les liens entre les scientifiques qui étudient le milieu des grands fonds marins en Europe et à travers le monde.