L’économie souterraine de la Chine maoïste
En 1966, Mao Zedong, l’ancien président du Parti communiste chinois, lança sa Révolution culturelle pour purger la société des influences capitalistes et bourgeoises. Si de nombreux chercheurs ont étudié les conséquences de ce bouleversement social, le fonctionnement quotidien de l’économie maoïste ainsi que l’ampleur et la portée des activités commerciales informelles sont restés méconnus. «La révolution culturelle a été largement négligée par les chercheurs en histoire, à l’exception de ceux qui étudient les processus politiques de haut niveau», explique Adam Frost(s’ouvre dans une nouvelle fenêtre), chercheur postdoctoral à l’école de commerce de Copenhague. «L’essentiel de la vision de cette période part du sommet vers le bas, ce qui a contribué aux récits dominants sur le développement économique chinois», explique-t-il. Contrairement au contrôle strict que suggèrent ces récits, la capacité de l’État à façonner l’ensemble de l’économie était en réalité assez limitée, et l’entrepreneuriat informel existait encore. Dans le cadre du projet INFORMALITY, financé par le programme Actions Marie Skłodowska-Curie(s’ouvre dans une nouvelle fenêtre), Adam Frost a exploré l’étendue et l’influence de cette informalité. Grâce à l’analyse de documents historiques, il a mis au jour les subversions économiques au sein de la Chine maoïste afin de comprendre leur rôle dans la refonte de l’économie à partir de la base. «En fin de compte, j’ai essayé de faire valoir qu’il s’agissait en fait d’un projet de grande envergure», souligne Adam Frost. «Il existe des preuves irréfutables que, tout au long de la période maoïste, l’économie a été révolutionnée de l’intérieur.»
Reconstituer le passé à partir de documents d’archives écartés
L’accès officiel aux archives pour cette période est compliqué, et les archivistes chinois sont peu incités à montrer des documents aux universitaires étrangers. Adam Frost s’est donc tourné vers une autre source: les déchets d’archives. Dans les années 1980, de nombreuses institutions ont été regroupées et leurs archives ont été déclassées et envoyées aux usines de pâte à papier pour y être recyclées. Certaines ont toutefois été vendues, et des archives gouvernementales de bas niveau ont ainsi été accessibles. Alors que l’État jugeait ces informations sans valeur, pour Adam Frost, c’était une mine d’or, une fenêtre unique sur l’activité économique quotidienne. Il a amassé plus de 6 000 dossiers de personnes poursuivies comme spéculateurs ou profiteurs, comprenant des transcriptions d’interrogatoires et des lettres d’aveux (souvent écrites sous la contrainte), des reçus, des contrats et des livres de comptes. Afin d’estimer le montant de l’activité économique poursuivie dans l’ensemble du pays, Adam Frost a créé le plus grand ensemble de données quantitatives pour cette période. En combinant ces informations avec des rapports provenant de niveaux supérieurs, tels que des rapports internes et des discours, ainsi que des témoignages oraux et des entretiens avec d’anciens responsables gouvernementaux, il a pu se faire une idée plus précise de l’économie souterraine.
Subvertir les récits populaires du développement économique
Les résultats s’ajoutent aux preuves de plus en plus nombreuses que les récits dominants ne tiennent pas compte de l’ampleur des forces ascendantes qui ont déterminé le développement économique de la Chine au cours du siècle dernier. Les recherches d’Adam Frost repoussent également le point de départ de la transformation économique de la Chine à une période antérieure à l’annonce des réformes de Deng Xiaoping, soit en 1978. «Le point essentiel pour moi est que l’ouverture n’a pas été un tournant», ajoute Adam Frost. «Les réformes ont essentiellement consisté à formaliser des pratiques informelles qui étaient déjà omniprésentes dans la société chinoise.»
Distinctions dans le cadre de l’étude de gestion
Le premier article issu du projet, publié dans «The China Quarterly»(s’ouvre dans une nouvelle fenêtre), a remporté le prix Gordon White 2024, tandis qu’un autre article(s’ouvre dans une nouvelle fenêtre) sur les responsables maoïstes a reçu un prix de premier plan de l’Academy of Management(s’ouvre dans une nouvelle fenêtre). Le principal résultat du projet sera un livre intitulé «Le capitalisme peut-il être tué? La (dé)construction d’une économie de marché dans la Chine maoïste, 1958-1978», à paraître prochainement aux Presses universitaires de Harvard.